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Aomamé
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L’équilibre est le Bien

 

AOMAMÉ DÉROULA SUR LE TAPIS LE PETIT MATELAS BLEU en mousse qu’elle avait apporté. Puis elle demanda à l’homme d’enlever son haut. Il descendit du lit et ôta sa chemise. Ainsi dénudé, il paraissait encore plus grand. Son torse était large, sans la moindre graisse, et très musclé. À première vue, il semblait en pleine santé.

Il s’allongea à plat ventre sur le matelas selon les instructions d’Aomamé. Celle-ci prit son poignet et mesura son pouls. Les battements étaient pleins et robustes.

« Pratiquez-vous du sport au quotidien ? demanda-t-elle.

— Non. Je fais simplement des exercices respiratoires.

— Uniquement des respirations ?

— Il est vrai qu’elles sont un peu différentes des respirations ordinaires.

— Comme ce que vous avez fait tout à l’heure dans le noir, n’est-ce pas ? Vous mobilisez toute votre musculature en inspirant et en soufflant très profondément. »

L’homme hocha légèrement la tête sur le matelas.

Aomamé était presque incapable de comprendre. Il fallait évidemment une force considérable pour respirer avec autant d’intensité. Néanmoins, pouvait-on imaginer que quelqu’un puisse avoir un corps aussi puissant et vigoureux uniquement grâce à un travail respiratoire ?

« Ce que je vais vous faire à présent vous causera une certaine souffrance, dit Aomamé d’une voix plate. Sans douleur, les étirements ne sont pas efficaces. Mais je peux en régler le degré. Donc, si vous avez trop mal, faites-le-moi savoir. »

L’homme répondit après une pause : « J’aimerais bien découvrir quelle douleur je n’aurais pas encore ressentie. »

Elle perçut dans ses mots une légère ironie.

« Personne ne prend plaisir à souffrir.

— Mais l’efficacité est proportionnelle à la douleur, c’est bien ça ? Je suis capable de supporter la douleur, du moment qu’elle a du sens. »

Une expression fugitive flotta sur le visage d’Aomamé dans la demi-pénombre de la chambre. Puis elle dit. « C’est entendu. En tout cas, nous allons bien voir comment les choses se passeront. »

Aomamé commença par pratiquer des étirements sur les omoplates, comme elle le faisait toujours. Dès ses premiers effleurements, elle se rendit compte de la souplesse de ses muscles. Une musculature saine, irréprochable. Tout à fait différente de ce à quoi elle était confrontée d’habitude, au club de sport, avec les muscles des citadins, raides et fatigués. En même temps, pourtant, elle ressentait fortement que, chez cet homme, le flux d’origine avait été entravé. Comme le courant d’une rivière qui est temporairement obstrué par des bois flottants ou des déchets.

Aomamé, faisant levier de son coude, poussa autant qu’elle le put sur ses épaules. Au début lentement, puis en y mettant plus de force. Elle savait qu’il souffrait. Et qu’il éprouvait même une douleur très intense. N’importe qui aurait gémi. Mais il n’eut pas la moindre plainte. Il continua à respirer tout à fait régulièrement. Son visage ne grimaça pas. Il est très endurant, se dit Aomamé. Elle tenta de voir jusqu’où il serait capable de tenir. Une poussée sans ménagement provoqua un craquement sourd dans l’articulation de l’omoplate, une réaction semblable à celle d’un changement d’aiguillage sur une voie ferrée. L’homme eut le souffle coupé un bref instant, mais reprit immédiatement après sa respiration paisible.

« Votre épaule était terriblement bloquée, expliqua Aomamé. Mais à présent, ça a été résolu. Le courant est rétabli. »

Elle enfonça ses doigts, jusqu’à la deuxième phalange, sous l’omoplate. À l’origine, ses muscles étaient souples et élastiques et ils revenaient immédiatement à leur état normal une fois les blocages éliminés.

« Je sens que ça m’a bien soulagé, dit l’homme d’une petite voix.

— Mais vous avez dû avoir plutôt mal.

— Ce n’était pas si terrible.

— Moi aussi, je suis quelqu’un d’endurant, je dirais, mais si on me faisait la même chose, je suis sûre que je hurlerais.

— Bien souvent, une douleur en chasse une autre. L’une compense l’autre. Les sensations, c’est toujours relatif. »

Aomamé s’attaqua à l’omoplate gauche. Fouillant les muscles du bout des doigts, elle comprit qu’elle découvrait là à peu près la même situation qu’à droite. Voyons donc jusqu’où les choses resteront relatives. « Maintenant, je vais travailler le côté gauche. Il y a toutes les chances pour que vous souffriez autant que tout à l’heure.

— Je m’en remets à vous. Ne vous inquiétez pas pour moi.

— Vous voulez dire que je n’ai pas besoin de vous ménager.

— Non, ce n’est pas nécessaire. »

Aomamé traita dans le même ordre les muscles et les articulations autour de l’omoplate gauche. Elle ne fit aucun effort pour épargner l’homme. Sans prendre de gants, comme il l’avait demandé, Aomamé alla au plus court, sans hésitation. La réaction de l’homme fut encore plus mesurée. Juste une espèce de gargouillis au fond de la gorge. Il accueillit la douleur comme quelque chose de tout à fait banal. Ah ah, se dit Aomamé, eh bien, observons jusqu’où il tiendra le coup.

Elle détendit peu à peu les muscles de tout son corps en respectant un schéma bien établi. Les points essentiels étaient inscrits sur sa liste de contrôle mentale. Il lui suffisait de suivre sa route mécaniquement, en procédant par ordre. Comme un veilleur de nuit efficace qui ignore la peur et qui fait le tour d’un bâtiment en pleine nuit, muni d’une torche.

Tous les muscles étaient plus ou moins bloqués. On aurait pu évoquer un terrain dévasté après une grave catastrophe. De nombreuses conduites d’eau étaient obstruées, des digues s’étaient effondrées. Quelqu’un d’ordinaire qui aurait subi un tel désastre ne se serait peut-être pas relevé. Ou aurait même cessé de respirer. Mais cet homme était soutenu par son physique robuste et par une volonté farouche. Quels que soient les actes ignobles qu’il avait commis, Aomamé ne pouvait s’empêcher d’éprouver un respect tout professionnel vis-à-vis de sa manière d’endurer en silence des douleurs aussi vives.

Chacun de ses muscles, elle les serra énergiquement, les fit bouger de force, les tordit à l’extrême, les étira. Chaque fois, une articulation craquait. Elle savait bien que ce qu’elle faisait s’apparentait à de la torture. Elle avait eu l’occasion de pratiquer des étirements sur beaucoup d’athlètes. Des sportifs solides habitués aux douleurs physiques. Malgré toute leur résistance, ils laissaient échapper une plainte à un moment. Ou un cri proche de la plainte. Certains en venaient même à uriner. Mais cet homme ne lâcha pas le plus petit gémissement. C’était inouï. Et pourtant, elle pouvait imaginer la douleur qu’il éprouvait en voyant sa nuque trempée de sueur. Elle-même commençait à transpirer légèrement.

Il lui fallut près de trente minutes pour détendre les muscles du dos. Lorsque ce fut terminé, Aomamé fit une pause et s’essuya le front avec une serviette.

 

Comme c’est étrange, se dit-elle. Je suis venue ici dans l’intention de tuer cet homme. Mon pic à glace est dans mon sac. Il me suffirait d’appuyer l’extrémité de l’aiguille au bon endroit de sa nuque, de donner un coup sur la poignée, et tout serait terminé. Il perdrait la vie en un éclair sans même se rendre compte de ce qui lui arrivait. Expédié dans un autre monde. Et par là même son corps serait délivré de toutes ses souffrances. Pourtant je fais mon possible et j’utilise toutes mes forces pour atténuer, ne serait-ce que faiblement, les douleurs qu’il éprouve dans notre monde.

Sûrement est-ce parce que c’est la tâche qu’il m’a été donné d’accomplir, songea Aomamé. Si j’ai un travail à exécuter, je ne peux faire autrement que de m’y vouer à fond. C’est ainsi que je suis faite. Si ma mission est de normaliser des muscles qui ont des problèmes, je m’y consacre complètement. S’il faut que j’assassine un individu, et que j’estime qu’il y a à cela des raisons justes, je m’y donne totalement.

Évidemment, je ne peux pas mener ces deux actions de pair car leurs objectifs divergent. Chacune d’elles exige une méthode exclusive. Aussi ne puis-je effectuer qu’une tâche à la fois. Là, maintenant, j’essaie de rétablir un minimum de normalité dans les muscles de cet homme. Je me concentre là-dessus, je mobilise pour cela toute mon énergie. Pour ce qui viendra après, il sera temps d’y repenser quand j’aurai terminé ce que je fais maintenant.

Et en même temps, Aomamé ne pouvait pas réprimer sa curiosité. La maladie chronique pas ordinaire dont souffrait cet homme, sa musculature à l’origine saine et admirable de ce fait lourdement entravée, sa formidable constitution et sa volonté de fer qui lui permettaient de supporter des douleurs atroces en « contrepartie de la grâce », comme il le disait lui-même, tout cela excitait sa curiosité. Aomamé voulait constater de ses propres yeux ce qu’elle était capable de faire pour lui et comment le corps de cet homme réagirait à son traitement. C’était une curiosité professionnelle, mais également personnelle. D’ailleurs, si je le tuais maintenant, je devrais m’en aller immédiatement après. Les deux hommes de la pièce voisine risqueraient de trouver bizarre que j’achève mon travail aussi vite. Ils auraient des soupçons. Elle avait bien dit au préalable qu’il lui faudrait au minimum une heure.

« J’ai terminé la moitié. Je vais à présent m’attaquer à l’autre. Voudriez-vous vous mettre sur le dos ? » demanda Aomamé.

Tel un grand animal aquatique échoué, il se retourna lentement.

« Mes douleurs se sont réellement atténuées, dit l’homme, après avoir largement expiré. Aucun des traitements que j’ai suivis jusqu’à présent n’avait été aussi efficace.

— Vos muscles sont lésés, dit Aomamé. Je n’en connais pas l’origine mais les dommages sont sérieux. Je vais tenter, autant que faire se peut, de faire revenir les parties atteintes dans un état proche de celui de l’origine. Ce ne sera pas facile et cela s’accompagnera de douleurs. Mais je devrais aboutir à certains résultats. Vos muscles ont une bonne constitution, vous êtes très endurant. Ce que j’ai fait là n’est malgré tout qu’un traitement symptomatique. Il ne s’agit pas d’une solution radicale. Tant qu’on n’aura pas déterminé la cause, les mêmes effets risquent de se reproduire.

— Je comprends bien. Rien n’a été résolu. Les mêmes choses peuvent se répéter, mon état empirer à chaque épisode. Mais même s’il ne s’agit que d’un traitement temporaire, je vous remercie énormément d’avoir atténué mes douleurs, ne serait-ce qu’en partie. Vous ne sauriez imaginer à quel point je vous en suis reconnaissant. J’avais même songé à prendre de la morphine. Mais j’ai préféré y renoncer. Absorber des médicaments durant une longue période détruit les fonctions cérébrales.

— Je poursuis… ? dit Aomamé. Vous acceptez que je ne vous ménage pas, comme tout à l’heure ?

— Cela va sans dire », répliqua l’homme.

Aomamé se vida la tête et s’affronta avec acharnement aux muscles de l’homme. Elle connaissait parfaitement la composition des muscles du corps humain. Elle savait quelle fonction chacun d’eux activait, avec quel os chacun était relié. Quelle était chacune de leur particularité, de leur sensation. L’un après l’autre, Aomamé contrôla tous les muscles et les articulations, les mit en mouvement, les malaxa énergiquement. À la manière d’un inquisiteur zélé cherchant toutes les zones douloureuses dans le corps d’un homme.

Après trente minutes de ce traitement, ils étaient l’un et l’autre couverts de sueur, à bout de souffle. Tels des amants à l’issue d’un échange sexuel fiévreux et intense – à la limite du miracle. L’homme resta silencieux un moment et Aomamé ne prononça pas un mot de son côté. « Je ne voudrais pas exagérer, déclara l’homme pour finir, mais j’ai l’impression que c’est comme si des éléments à l’intérieur de moi ont été remplacés.

— Cette nuit, il est possible qu’il y ait un contrecoup. Que les muscles se crispent violemment, comme pour hurler. Mais que cela ne vous inquiète pas. Demain matin, tout devrait être revenu à la normale. »

S’il y a un lendemain matin, songea Aomamé.

L’homme s’assit en tailleur sur le matelas de yoga et effectua plusieurs respirations profondes comme pour tester sa condition. « Vous semblez vraiment posséder un talent spécial, dit-il enfin.

— Ce que je fais, répondit Aomamé en s’essuyant le visage, c’est purement pratique. J’ai étudié à l’université tout ce qui concerne la composition des muscles et leurs fonctions. Puis j’ai renforcé ce savoir par la pratique. J’ai affiné mes techniques, et j’ai ainsi inventé mon propre système. Je m’en tiens uniquement à ce que je constate et qui a du sens pour moi. De mon point de vue, en règle générale, la vérité est discernable, elle est vérifiable. Bien entendu, elle s’accompagne d’une certaine souffrance. »

L’homme ouvrit les yeux et observa Aomamé avec un profond intérêt. « C’est ce que vous pensez ?

— À propos de quoi ? demanda Aomamé.

— Que la vérité est toujours discernable et vérifiable. »

Aomamé contracta légèrement les lèvres. « Je ne dirais pas que cela vaut pour toutes les vérités. Je ne parle que pour le domaine dans lequel j’exerce. Bien entendu, s’il en était ainsi partout ailleurs, beaucoup de choses seraient plus simples à comprendre.

— Non, pas du tout, dit l’homme.

— Pourquoi donc ?

— La plupart des hommes ne cherchent pas une vérité démontrable. Dans bien des cas, la vérité, comme vous l’avez dit, s’accompagne d’une grande souffrance. Et presque personne ne cherche des vérités douloureuses. Ce dont les hommes ont besoin, c’est de quelque chose de beau, d’agréable, qui leur fait croire, au moins partiellement, que leur existence a du sens. C’est sur ces bases que les religions se sont constituées. »

Après avoir fait pivoter son cou à plusieurs reprises, l’homme poursuivit.

« Du moment que son être lui est présenté comme ayant du sens, hypothèse A, l’homme (ou la femme) l’estime vraie et juste. Mais si son être lui est montré comme faible et misérable, hypothèse B, l’homme (ou la femme) au contraire l’estimera fausse. C’est tout à fait clair. Que quelqu’un aille prétendre que l’hypothèse B est juste, les gens l’ignoreront, le haïront, voire, dans certains cas, l’agresseront. Pour eux, cela ne voudra rien dire, même si cette hypothèse est logique ou démontrable. La plupart des humains récusent une image d’eux-mêmes les représentant comme des êtres faibles et misérables et c’est grâce à ce rejet qu’ils préservent leur santé mentale.

— Mais les corps des hommes, tous les corps, malgré d’insignifiantes différences, sont faibles et misérables. N’est-ce pas là quelque chose d’évident ? dit Aomamé.

— Exact, répondit l’homme. Tous les corps, malgré d’infimes nuances, sont faibles et misérables. D’ailleurs, ils sont voués à se désintégrer et à disparaître. C’est là une vérité indubitable. Cependant, qu’en est-il de l’esprit de l’homme ?

— Sur l’esprit, je préfère ne pas trop y penser.

— Pourquoi ?

— Je n’en éprouve pas la nécessité.

— Et pour quelle raison ? N’est-ce pas la mission essentielle de l’homme que de réfléchir à son esprit ? Sans se préoccuper que ce soit utile ou pas ?

— En moi il y a l’amour », déclara Aomamé nettement.

Oh oh… qu’est-ce que je suis en train de faire, se dit Aomamé. Voilà que je parle d’amour à un homme que je m’apprête à assassiner.

Comme des rides que le vent dessinerait sur la surface d’une étendue d’eau paisible, s’élargit sur le visage de l’homme quelque chose qui ressemblait à un sourire. Ce qui se manifestait là était une émotion spontanée et pour ainsi dire bienveillante.

« S’il y a de l’amour, c’est suffisant ? interrogea l’homme.

— Oui, tout à fait.

— L’amour dont vous parlez s’adresse-t-il à quelqu’un en particulier ?

— Oui, dit Aomamé. À un homme.

— Un corps faible et misérable et un amour inconditionnel, absolu… », dit-il d’une voix paisible. Puis il marqua une petite pause. « Apparemment vous n’avez pas besoin de religion.

— Sans doute pas.

— Puisque votre être propre est déjà, en quelque sorte, une religion.

— Tout à l’heure, vous avez dit que les religions avançaient de belles hypothèses, plutôt que la vérité. Qu’en est-il alors de l’association religieuse que vous dirigez ?

— À vrai dire, ce que je fais, je ne considère pas qu’il s’agisse d’actes de nature religieuse, dit l’homme. Simplement, j’entends des voix, et je les transmets aux hommes. Je peux seulement entendre des voix. Je les entends vraiment, sans l’ombre d’un doute. Mais je ne peux fournir la preuve que ce message est vrai. Tout ce que je peux faire, c’est donner une forme aux grâces modestes qui l’accompagnent. »

Aomamé se mordit un peu la bouche et reposa sa serviette. Quelles grâces, dites-moi, avait-elle envie de demander. Mais elle se contint. La conversation durait trop longtemps. Il lui restait un travail important à achever.

« Voudriez-vous vous remettre encore une fois sur le ventre ? Pour finir, je vais détendre les muscles du cou », dit Aomamé.

L’homme s’allongea de nouveau sur le matelas et offrit sa nuque puissante à Aomamé.

« En tout cas, vous possédez un toucher magique, dit-il.

— Un toucher magique ?

— Vos doigts dégagent une énergie extraordinaire. Vous avez une sensibilité très aiguisée pour détecter les points particuliers du corps humain. C’est un talent spécial, qui n’est accordé qu’à un nombre très limité de personnes. Ce n’est pas par vos études ni par votre pratique que vous l’avez acquis. Moi aussi j’ai reçu un don, de naissance, comme vous, mais d’une espèce différente. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, les hommes doivent payer le prix des grâces qu’ils reçoivent.

— Je n’ai jamais considéré les choses ainsi, dit Aomamé. J’ai fait des études, pratiqué énormément d’exercices personnels et consolidé ma technique. Je ne l’ai reçue de personne.

— Je n’ai pas l’intention d’argumenter. Mieux vaut pourtant vous en souvenir. Les dieux donnent, les dieux reprennent. Même si vous ne savez pas que cela vous a été donné, les dieux savent parfaitement qu’ils vous l’ont donné. Eux n’oublient rien. Votre talent, vous devez en user avec beaucoup de soin. »

Aomamé observa ses dix doigts. Puis, en se concentrant sur leurs extrémités, elle les appliqua sur la nuque de l’homme.

Les dieux donnent, les dieux reprennent.

« J’aurai bientôt terminé. Ce sera la toute dernière finition de ce jour », annonça-t-elle d’une voix sèche dans le dos de l’homme.

Elle eut l’impression d’entendre, au loin, le tonnerre gronder. Elle se tourna vers la fenêtre mais ne vit que le ciel obscur. Immédiatement, elle perçut de nouveau le même bruit. Qui résonna à vide dans la chambre silencieuse.

« Maintenant, il va pleuvoir », déclara l’homme d’une voix dépourvue d’émotion.

 

Les mains posées sur la nuque puissante de l’homme, Aomamé cherchait un point précis. Pour cela, il fallait que son énergie soit singulièrement concentrée. Elle ferma les yeux, bloqua sa respiration, mobilisa son attention sur la circulation de son sang. Ses doigts lui transmettaient des informations précises sur la température du corps et l’élasticité de la peau. Il n’y avait qu’un point, un seul, minuscule. Facile à déceler sur certaines personnes, plus difficile sur d’autres. Cet homme qu’on appelait leader, visiblement, faisait partie de la seconde catégorie. C’était aussi délicat que de chercher à tâtons une pièce de monnaie dans le noir sans faire de bruit. Néanmoins, Aomamé finit par le trouver. Elle posa l’extrémité du doigt dessus, et grava dans sa tête sa sensation tactile et la position exacte. Comme si elle inscrivait un signe sur un plan. Elle possédait cette compétence unique.

« Pouvez-vous rester ainsi ? » demanda Aomamé à l’homme. Puis elle allongea la main vers son sac et en sortit l’écrin enfermant le petit pic à glace.

« Il reste un dernier blocage dans la nuque, dit-elle d’une voix calme. Un point impossible à détendre avec la seule force de mes doigts. Si j’arrive à éliminer cette tension, vos douleurs devraient être considérablement allégées. Je voudrais piquer ce point avec une aiguille d’acupuncture. L’endroit est sensible mais j’ai fait ce geste plusieurs fois, sans jamais me tromper. Est-ce que vous m’autorisez à… ? »

L’homme respira profondément. « Je m’en remets totalement à vous. Je suis prêt à tout accepter si vous faites disparaître mes douleurs. »

Elle sortit le pic à glace de son écrin, ôta le petit bouchon de liège fiché à son extrémité. L’aiguille était bien là comme toujours, effilée et fatale. Elle prit l’instrument dans la main gauche, et chercha de son index droit le point qu’elle avait découvert auparavant. Pas d’erreur. C’était bien là. Elle appliqua dessus la pointe de l’aiguille, prit une grande respiration. Après quoi, sa main droite s’abaisserait sur la poignée, comme un marteau, et l’extrémité de la fine aiguille s’enfoncerait tout droit jusqu’au fond. Et tout serait fini.

Mais quelque chose l’en empêcha. Le poing droit d’Aomamé, suspendu en l’air, une raison inconnue lui interdisait de s’abaisser.

Après, tout sera fini, se disait Aomamé. Un simple petit coup et j’expédie cet homme « de l’autre côté ». Et puis je sortirai de cette chambre, l’air indifférent, et après, je changerai de visage et de nom, je deviendrai une autre. Je peux le faire. Non, je n’ai pas peur. Ni mauvaise conscience. Cet homme mérite la mort, indiscutablement. Il a commis des actes abominables. Mais elle n’y arrivait pas. Des doutes indéfinissables mais insistants rendaient sa main droite indécise.

Tu ne devrais pas laisser les choses se faire aussi simplement, lui soufflait son instinct.

Il y avait là quelque chose qui n’était pas logique. Elle le comprenait. Quelque chose de bizarre, de pas naturel. Des forces diverses se bousculaient et s’affrontaient en elle. Dans la pénombre à peine éclairée, elle grimaça violemment.

« Eh bien ? » L’homme prit la parole. « J’attends ! Votre dernière finition. »

À ses paroles, Aomamé comprit enfin la raison de son hésitation. L’homme savait ce qu’elle allait lui faire.

« Inutile de tergiverser, dit-il d’une voix paisible. C’est bien comme ça. Ce que vous désirez, c’est exactement ce que je désire aussi. »

Le tonnerre gronda de nouveau. Mais on ne voyait pas d’éclairs. Il y avait juste des grondements, comme une canonnade au loin. Une bataille lointaine. L’homme poursuivit.

« Et ainsi le traitement sera parfait. Vous m’avez prodigué des étirements avec un soin extrême. Je rends un hommage sincère à votre talent. Mais comme vous l’avez dit vous-même, il ne s’agit que d’un traitement symptomatique. Mes souffrances ne pourront être abolies que lorsqu’on m’aura ôté la vie une fois pour toutes. Il faut juste aller au sous-sol et couper le courant. Vous pouvez faire cela pour moi. »

Aomamé tenait toujours l’aiguille dans la main gauche, son extrémité sur le point spécial de la nuque, et en même temps, gardait la main droite en l’air. Elle ne pouvait ni aller de l’avant, ni revenir en arrière. « Si je veux vous empêcher de faire ce que vous avez l’intention d’accomplir, j’en ai le pouvoir. C’est facile, dit l’homme. Allez-y, abaissez votre main ! »

Aomamé voulut s’exécuter mais sa main était figée en l’air, comme celle d’une statue de pierre.

« Même si je ne souhaitais pas le posséder, j’ai ce genre de pouvoir. Mais ça suffit, maintenant, allez-y, bougez votre main. Vous êtes de nouveau en état de disposer de ma vie. »

Aomamé sentit que sa liberté de mouvement lui était revenue. Elle serra la main puis la rouvrit, sans éprouver de gêne particulière. Elle avait dû subir une sorte d’hypnose, assurément provoquée par une énergie puissante.

« Cette force particulière m’a été octroyée. En contrepartie, ils ont réclamé beaucoup de moi. Leurs désirs sont devenus les miens. Des désirs violents à l’extrême, auxquels j’ai été incapable de m’opposer.

— Ils, dit Aomamé. Vous voulez dire les Little People ?

— Ah, vous savez ça. Très bien. L’histoire ira plus vite.

— Je connais juste leur nom. Mais j’ignore ce qu’ils sont.

— Il n’y a personne, nulle part, qui sache exactement ce que sont les Little People, dit l’homme. Tout ce qu’on sait d’eux, c’est qu’ils existent. Avez-vous lu Le Rameau d’or de James Frazer ?

— Non.

— Un livre très intéressant. Qui nous apprend toutes sortes de choses. À une époque très ancienne, dans différentes régions du monde, il était prescrit de mettre à mort le roi à l’issue de son mandat qui durait entre dix et douze années. Une fois le temps venu, il fallait le tuer. C’était un geste nécessaire à la communauté, et le roi lui-même l’acceptait. La mise à mort devait être cruelle et sanglante. C’était pour lui un grand honneur. Pourquoi le régicide était-il nécessaire ? Parce que, alors, comme représentant de son peuple, le roi avait le don d’“entendre les voix”. Ces hommes faisaient fonction de circuit qui assurait la liaison entre eux et nous. Après une période déterminée, la communauté ne pouvait échapper à l’obligation de mettre à mort ceux qui “entendaient les voix”. Il fallait agir ainsi afin de préserver un juste équilibre entre les forces que dégageaient les Little People et la conscience des hommes sur terre. Gouverner, dans le monde antique, était synonyme d’entendre les voix des dieux. Bien entendu ce genre de système a été aboli à un certain moment, les rois n’ont plus été mis à mort, et le trône est devenu quelque chose de profane et d’héréditaire. Et alors, les hommes ont cessé d’entendre les voix. »

Aomamé écoutait tout cela tandis que, inconsciemment, elle ouvrait et refermait sa main droite suspendue en l’air.

L’homme poursuivit.

« Ils ont eu toutes sortes d’appellations, et dans de nombreux cas, ils n’ont pas eu de nom du tout. Ils étaient simplement là. Cette appellation de Little People n’est en somme qu’une commodité. Lorsque ma fille était encore très jeune, elle les appelait les “petits hommes”. C’est elle qui les a amenés. Et moi, j’ai changé ce nom en “Little People”. C’était plus facile à prononcer.

— Et ensuite vous êtes devenu roi. »

L’homme inspira profondément par le nez et garda un certain temps l’air dans ses poumons. Puis il souffla très lentement.

« Non, pas un roi. Je suis devenu “Celui qui entend les voix”.

— Et maintenant, vous désirez être mis à mort sauvagement.

— Non, un meurtre sanglant n’est pas indispensable. Nous sommes à présent en 1984, nous sommes ici en plein cœur d’une métropole. Il n’est pas obligatoire de perpétrer un meurtre violent. Il serait suffisant que vous m’ôtiez simplement la vie. »

Aomamé secoua la tête, relâcha les muscles. L’extrémité de l’aiguille était toujours posée sur le point spécial de la nuque de l’homme mais elle n’éprouvait plus le moindre désir de le tuer.

Aomamé dit. « Vous avez violé plusieurs fillettes. Des enfants qui parfois n’avaient même pas dix ans.

— C’est exact, dit l’homme. Selon le bon sens, il n’y a pas de raison de voir les choses autrement. Au vu de la loi, je suis un criminel. J’ai eu des relations sexuelles avec des fillettes qui n’étaient pas encore pubères. Même si ce n’était pas ce que je désirais. »

Aomamé se contenta de soupirer profondément. Comment pourrait-elle apaiser les violents courants émotionnels qui se succédaient en elle ? Elle l’ignorait. Son visage était contracté, et c’était comme si sa main droite et sa main gauche voulaient agir différemment.

« J’aimerais que vous m’ôtiez la vie, dit l’homme. Il est préférable que je ne vive plus en ce monde, pour différentes raisons. Je suis un être qu’il faut éliminer afin que l’équilibre du monde soit conservé.

— Que se passera-t-il si je vous tue ?

— Les Little People auront perdu celui qui entend les voix. Je n’ai pas encore de successeur.

— Vous imaginez-vous que je vais croire des choses pareilles ? dit Aomamé comme si elle éructait. Ça vous arrange, tous ces raisonnements, alors que vous n’êtes qu’un pervers qui cherche à justifier ses actes ignobles. Les Little People ou je ne sais trop quoi, ça n’existe pas, pas plus que les voix des dieux, ou les grâces. Vous n’êtes sans doute qu’un vulgaire escroc qui se prétend prophète ou chef religieux. Comme il y en a des tas dans le monde.

— Vous voyez la pendule…, dit l’homme sans relever la tête. Sur la commode, à droite. »

Aomamé regarda dans cette direction. Il y avait là une commode aux formes arrondies, qui devait lui arriver à mi-corps, sur laquelle était posée une pendule en marbre. Elle semblait très lourde.

« Regardez-la. Sans la quitter des yeux. »

Elle fit ce qu’il lui demandait et, la tête relevée, elle garda les yeux fixés sur la pendule. Sous ses doigts, elle sentit les muscles de l’homme se raidir. Jusqu’à devenir aussi durs que la pierre. Ils étaient animés d’une puissante énergie, presque inconcevable. Comme pour répondre à cet appel, la pendule s’éloigna peu à peu de la commode et parut flotter en l’air. Elle se souleva d’environ cinq centimètres, avec de légers tremblements, comme si elle hésitait, puis affermit sa position et resta là à flotter dix bonnes secondes. Après quoi les muscles perdirent de leur force et la pendule retomba sur la commode avec un bruit sourd. Comme si elle se souvenait brusquement de la pesanteur qui régnait sur terre.

L’homme poussa un énorme soupir d’épuisement.

« Rien que pour accomplir cette petite chose, il faut une énergie considérable, déclara-t-il, après avoir expiré tout l’air qu’il avait en lui. Et ça me consume. Mais je voulais au moins vous faire comprendre que je n’étais pas un vulgaire escroc. »

Aomamé ne répondit pas. L’homme effectuait de grandes respirations pour reprendre des forces. Comme si de rien n’était, la pendule continuait à égrener le temps sur la commode. Elle était simplement posée un peu de travers. Aomamé continua à l’observer fixement pendant que l’aiguille des secondes faisait un tour de cadran.

« Vous possédez une faculté particulière, dit Aomamé d’une voix sèche.

— Vous l’avez constaté.

— Exactement comme dans Les Frères Karamazov, l’épisode entre le diable et le Christ, dit Aomamé. Le Christ se livre dans le désert à des exercices rigoureux, et le diable lui demande de faire un miracle. Changer la pierre en pain. Mais le Christ l’ignore. Le miracle n’est qu’une séduction du diable.

— Je sais. J’ai lu Les Frères Karamazov. Oui, bien sûr, vous avez raison. On ne résout rien avec ce genre de démonstration tapageuse. Mais je devais vous convaincre dans un laps de temps limité. C’est pour cela que je vous ai montré cette petite expérience. »

Aomamé resta silencieuse.

« Si le bien absolu n’existe pas dans ce monde, le mal absolu non plus n’existe pas, dit l’homme. Le bien et le mal ne sont pas des valeurs fixes et intangibles. Elles s’intervertissent, et la manière de les considérer varie constamment. Un bien peut à l’instant suivant être changé en mal. Et inversement. Dans Les Frères Karamazov, Dostoïevski a fort bien dépeint cet état des choses. L’essentiel est que soit préservé un équilibre dans le balancement incessant du bien et du mal. Si l’un des deux va trop loin, il devient difficile de maintenir une morale réaliste. L’équilibre est en soi le bien. Et c’est en ce sens que je dois mourir, pour que cet équilibre soit préservé.

— Je n’éprouve plus le besoin de vous tuer ici et maintenant, déclara nettement Aomamé. Vous le savez certainement, j’étais venue dans l’intention de vous exécuter. Il m’est intolérable qu’un homme comme vous reste en vie. J’avais l’intention de vous effacer de ce monde, d’une manière ou d’une autre. Mais à présent, je n’ai plus cette intention. Vous souffrez atrocement, je le sais bien. Mais je préfère que vous mouriez en proie à vos douleurs, en devenant petit à petit une loque. Je n’ai pas envie de vous octroyer une mort paisible. »

L’homme, toujours allongé sur le ventre, hocha faiblement la tête. « Si tu me donnes la mort, mes fidèles te poursuivront partout. Ce sont des fanatiques, terriblement obstinés. Moi parti, le groupe perdra sa force afférente. Mais une fois que ce type de système a pris forme, il se perpétue par lui-même. »

Aomamé écoutait simplement.

« C’est mal, ce qu’on a fait à ton amie, dit l’homme allongé.

— Mon amie ?

— Celle qui avait des menottes. Comment s’appelait-elle déjà ? »

En Aomamé se fit soudain un grand calme. Elle n’éprouvait plus de tiraillements. Elle était seulement envahie par un flegme pesant.

« Ayumi Nakano, dit Aomamé.

— C’est malheureux, ce qui lui est arrivé.

— C’est vous qui lui avez fait ça ? demanda Aomamé d’une voix froide. C’est vous qui avez tué Ayumi ?

— Non, pas du tout. Je n’avais aucune raison de la tuer.

— Mais vous savez ce qui s’est passé. Ayumi a bien été assassinée par quelqu’un.

— Notre détective a enquêté, dit l’homme. Nous ne savons pas qui a fait ça. En revanche, ce que je sais, c’est que ton amie policière a été étranglée dans un hôtel. »

La main droite d’Aomamé se crispa de nouveau durement. « Mais vous m’avez dit : “C’est mal, ce qu’on a fait à ton amie.”

— Je n’ai pas pu l’empêcher. Mais quel que soit le meurtrier, il faut comprendre que ce sont toujours les parties fragiles qui sont visées. Comme les loups qui attaquent le mouton le plus faible du troupeau.

— Vous voulez dire qu’Ayumi était ma partie faible ? »

L’homme ne répondit pas.

Aomamé ferma les yeux. « Mais pourquoi fallait-il qu’ils la tuent ? C’était quelqu’un de bien. Elle ne faisait de mal à personne. Pourquoi, enfin ? Parce que j’étais mêlée à tout ça ? Est-ce que ça n’aurait pas suffi qu’ils me détruisent, moi seule ? »

L’homme dit. « Ils ne peuvent pas te détruire.

— Pourquoi ? demanda Aomamé. Pourquoi ne peuvent-ils pas me détruire ?

— Parce que tu es d’ores et déjà devenue spéciale.

— Spéciale, dit Aomamé. Spéciale, et comment ?

— Cela, tu le découvriras bientôt.

— Bientôt ?

— Quand le temps sera venu. »

Aomamé grimaça encore une fois. « Je suis incapable de comprendre ce que vous dites.

— Tu comprendras un jour. »

Aomamé secoua la tête. « Donc, ils ne peuvent plus m’attaquer. Par conséquent ils s’en prennent aux parties faibles qui m’entourent. Pour me donner un avertissement. Pour que je ne vous ôte pas la vie. »

L’homme resta silencieux. Un silence qui valait confirmation.

« C’est trop affreux », dit Aomamé. Puis elle secoua la tête. « Ils l’ont tuée, alors que cela ne change rien à la réalité.

— Non, ce ne sont pas des assassins. Ils ne s’abaissent pas à assassiner quelqu’un de leurs propres mains. Ce qui a tué ton amie, c’est quelque chose qui lui était inhérent. Ce drame serait arrivé tôt ou tard. Elle prenait beaucoup de risques dans sa vie. Ils ont simplement appuyé sur une touche. Comme quand on reprogramme un appareil. »

Un appareil ?

« Ce n’était pas un four à micro-ondes. Mais une femme, en chair et en os. Quels que soient les risques qu’elle prenait, pour moi, c’était une amie chère. Et vous autres, vous me l’avez enlevée avec une incroyable indifférence. Impitoyablement. Sans que cela ait du sens.

— Ta colère est légitime, dit l’homme. Et c’est normal qu’elle soit dirigée contre moi. »

Aomamé secoua la tête. « Même si je vous ôte la vie ici, Ayumi ne reviendra pas.

— Mais tu pourrais ainsi contre-attaquer les Little People. Ce serait une possibilité de te venger. Ils ne désirent pas que je meure pour le moment. Si je mourais ici, il se produirait un vide. Ou du moins, un vide temporaire jusqu’à ce qu’ils me trouvent un successeur. Ils subiraient un coup sévère. Et en même temps, ce serait avantageux pour toi.

— “Il n’y a rien de plus coûteux et de plus inefficace que la vengeance”, a dit quelqu’un, répliqua Aomamé.

— Winston Churchill. Seulement, d’après mes souvenirs, il avait prononcé ces paroles pour excuser l’insuffisance du budget de l’Empire britannique. Il n’y avait là aucune justification morale.

— Peu m’importe la morale. Votre corps sera envahi et dévoré par des choses inimaginables, et vous mourrez après avoir dû supporter des tourments atroces, tant que je n’aurai pas abaissé ma main. Pourquoi aurais-je de la compassion ? Ce n’est pas ma faute si le monde est devenu amoral et qu’il s’effondre. »

L’homme eut encore un profond soupir. « Bien sûr. J’ai très bien compris tes objections. Bon, eh bien, je vais te proposer une sorte de marché. Tu acceptes de m’ôter la vie ici, et, en échange, je ferai en sorte que Tengo Kawana soit sauvé. Il me reste suffisamment de pouvoir pour cela.

— Tengo », dit Aomamé. Toute force s’était retirée de son corps. « Vous savez ça aussi ?

— Je sais tout, absolument tout, sur toi. Je te l’ai dit, non ? Enfin, presque tout.

— Mais vous n’avez tout de même pas pu deviner mes pensées. Le nom de Tengo n’est jamais sorti de mon cœur, je l’ai gardé constamment en moi.

— Aomamé », dit l’homme. Puis il eut un soupir fugace. « Il n’y a rien dans ce monde que l’on puisse garder pour soi à tout jamais. Et par ailleurs, par hasard, devrais-je dire, il se trouve que Tengo a pris aujourd’hui pour nous une signification importante. »

Aomamé resta à court de mots.

« Mais pour être plus précis, je dirais qu’il ne s’agit pas d’un pur hasard. Vos deux destins ne se sont pas simplement croisés. Il fallait que vous pénétriez tous les deux dans ce monde. Et une fois dedans, vous aviez l’un et l’autre un rôle à y jouer, que cela vous plaise ou non.

— Nous avons pénétré dans ce monde ?

— Oui, dans l’année 1Q84.

— L’année 1Q84 ? » dit Aomamé. De nouveau son visage se contracta violemment. N’est-ce pas le terme que j’ai créé ?

« Exactement. Le terme que tu as créé, dit l’homme comme s’il avait lu dans ses pensées. Je me suis simplement permis de l’utiliser. »

 

1Q84, articula Aomamé dans sa bouche.

« Il n’y a rien dans ce monde que l’on puisse garder pour soi à tout jamais », répéta le leader d’une voix paisible.

Juillet à Septembre
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